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Le boson de Higgs a 10 ans et fascine toujours les scientifiques

Le 4 juillet 2012, les scientifiques du Large Hadron Collider (LHC) à Genève ont annoncé la découverte d’un élément important de la physique : le boson de Higgs. Qu’avons-nous appris sur la “bête” en 10 ans ?

L’annonce de 2012 est à jamais gravée dans la mémoire des 6 000 chercheurs du Laboratoire européen de physique des particules CERN. “Nous avons découvert un nouveau boson, probablement le boson de Higgs. Reste à savoir qui est le Higgs », a lancé Rolf Heuer, directeur général du CERN à l’époque, lors d’une conférence suivie par les médias du monde entier.

Avant de revenir sur cette étrange question d’identité, rappelons que les physiciens tentent de localiser expérimentalement ce boson depuis 48 ans ! L’émotion était donc palpable. Très fugace, cette particule élémentaire est la clé de voûte du Modèle Standard de la physique des particules, cette théorie qui décrit le monde de l’infiniment petit. Elle y occupe une “boîte” à part car c’est elle qui donne leur masse aux autres particules, en quelque sorte.

Le 4 juillet 2022, le CERN célébrera cet anniversaire en grande pompe avec une série de conférences consacrées, entre autres, à l’histoire du Large Hadron Collider (LHC), l’accélérateur circulaire qui a rendu la découverte possible grâce à l’ATLAS et Expériences CMS.

Cette célébration est aussi l’occasion de faire le point sur les connaissances acquises et de lister les questions qui subsistent. Il faut dire qu’en dix ans des centaines d’articles scientifiques ont été publiés sur cette particule unique, qui n’a pas fait parler d’elle. “On en a moins parlé, mais on a fait d’autres grandes découvertes depuis 2012”, s’enthousiasme Yves Sirois, physicien des particules au laboratoire Leprince-Ringuet de l’École polytechnique en France et membre de l’expérience CMS (voir encadré en fin d’article).

Une longue recherche

La version originale du modèle standard de la physique des particules, développée dans les années 1960, était incomplète car elle prévoyait que les particules étaient sans masse. Les physiciens se sont vite rendu compte que ce n’était pas le cas. Pour corriger ce défaut, plusieurs chercheurs, dont l’Ecossais Peter Higgs et les Belges François Englert et Robert Braut, ont introduit dans les équations en 1964 un curieux mécanisme, le champ de Higgs, qui permettait à ces particules sans masse d’acquérir a. Une sorte de champ de force, un peu similaire au champ gravitationnel, qui serait présent tout autour de nous. « Le champ de Higgs peut être comparé à de la mélasse répandue dans l’univers. Les particules de matière sont ralenties par cette mélasse, ce qui donne l’impression qu’elles ont une masse », résume Yves Sirois en 2012. Ainsi, les particules les plus lourdes, comme le quark top, se coincent dans cette mélasse, tandis que les électrons très légers glissent le long c’est plus facile.

Il restait à “photographier” réellement le responsable de ce champ, une particule appelée – un peu injustement pour Englert et Braut – le boson de Higgs. Ce n’était pas facile : instable, ce boson ne « marche » pas librement dans les laboratoires de physique. Il doit donc être créé de toutes pièces, produit en envoyant des faisceaux de protons les uns sur les autres à pleine vitesse (c’est le principe des accélérateurs de particules comme le LHC).

Ces collisions de protons libèrent beaucoup d’énergie et donnent naissance non pas à des restes de protons, mais à d’autres particules, comme les bosons de Higgs. Ces particules instables se transforment immédiatement en particules plus légères que les scientifiques repèrent dans les détecteurs. Ce phénomène s’appelle la désintégration. (Notez que cette instabilité n’empêche pas le champ de Higgs d’imprégner tout l’Univers, grâce aux histoires sur la physique quantique et les niveaux d’énergie…).

Modélisation du sillage laissé par la désintégration du boson de Higgs dans l’un des détecteurs du CERN.

Les chercheurs mènent alors l’enquête pour retracer l’enchaînement des événements et en déduire quel type de particule mère pourrait se désintégrer en tel ou tel “cocktail” de particules filles. La découverte du Higgs a été rendue possible grâce aux quelque 400 000 milliards de collisions enregistrées par deux détecteurs, ATLAS et CMS. Et nous savions (selon la théorie) en quoi le Higgs était censé se dégrader.

“Nous avons découvert le boson de Higgs avec une masse de 125 gigaélectronvolts (GeV, l’unité de masse utilisée en physique des particules). Ce tableau est extrêmement intéressant », déclare Yves Sirois. Sans entrer dans les détails, les théoriciens s’attendaient soit à un boson plus léger, soit à une particule plus lourde. A 125 GeV, de nombreuses théories deviennent impossibles et doivent être abandonnées. « Nous sommes dans le trou, entre les deux ! La nature a été extrêmement généreuse avec nous et extrêmement espiègle”, s’amuse le physicien québécois.

Et maintenant?

Après l’annonce, l’identification de certaines propriétés quantiques de ce nouveau boson – spin et parité – a convaincu les physiciens qu’ils avaient bien trouvé le Higgs décrit par la théorie. Depuis mars 2013, nous avons osé appeler la nouvelle particule le boson de Higgs, cette fois pour de bon.

Depuis, le LHC multiplie les collisions et accumule les découvertes de bosons de Higgs. À l’été 2020, on estimait qu’environ 8 millions de Higgs avaient été produits au LHC. Une mise à jour de la machine, qui vient d’être redémarrée pour une nouvelle phase de collecte de données, devrait permettre de cumuler deux fois plus de données entre 2022 et 2026 que depuis 2012. À partir de 2029, le LHC entrera dans ce que l’on appelle la “haute luminosité” et collectera jusqu’à dix fois plus de données. “Grâce à l’apprentissage automatique et aux réseaux de neurones, nous avons fait de grands progrès dans l’analyse des données et la détection de signaux plus fins”, note Yves Sirois. Nous avons vu des choses que nous ne nous attendions pas à voir à ce stade. »

Quelle réponse, peut-être d’ici quelques années, à plusieurs questions fondamentales qui taraudent la société : pourquoi le boson de Higgs a-t-il cette masse “malveillante” ? Pourrait-il expliquer l’inflation de l’univers ? Existe-t-il d’autres bosons de ce type ? Et pourrait-il “éclater” en produisant des particules soi-disant exotiques et inconnues ? Ce n’est qu’en accumulant des quantités inimaginables de données que les chances de repérer des indices rares menant à l’une de ces pistes deviendront tangibles.

Une chose est certaine : les physiciens comptent encore beaucoup sur cette particule pour expliquer les mystères les plus troublants de l’univers. “Il y a beaucoup de bruit autour de ces questions sur la physique de l’origine. On se demande si le champ de Higgs fait beaucoup plus que prévu. En fait, le boson de Higgs est un portail vers l’origine de la matière et des interactions, peut-être aussi vers la matière noire », analyse Yves Sirois. « Les nouvelles découvertes ne peuvent être garanties. Mais toutes ces possibilités s’ouvrent et c’est excitant. » Rendez-vous pour révision après 10 ans ?